Texte repris d'Aquitaine On line : un article de Eric Garletti du 28 mai 2025
« Au bord de l’eau, là où le soleil fait miroiter les reflets argentés et où la végétation semble d’un vert infini, une plante à la silhouette tropicale a trouvé un nouveau refuge. Ses grandes feuilles, comme des oreilles d’éléphant, se balancent au gré du vent, dissimulant un drame écologique qui se trame silencieusement.
Le taro, connu des tables exotiques, a quitté les cuisines pour s’installer sur les berges des rivières espagnoles. Loin d’être un simple légume, il est devenu un acteur inattendu d’un bouleversement qui alarme les scientifiques.
Il s’appelle Colocasia esculenta, mais tout le monde le connaît sous le nom de taro. Originaire des tropiques, il a toujours eu un rôle central dans l’alimentation des peuples d’Afrique de l’Ouest, de Polynésie, des Antilles et de l’océan Indien. Là-bas, il est un pilier, un symbole culturel, un ingrédient indispensable des plats traditionnels.
Mais aujourd’hui, c’est un autre visage du taro qui inquiète : celui d’un colon opportuniste, capable d’envahir et de dominer les zones humides fragiles de l’Europe méridionale, notamment notre chère Nouvelle-Aquitaine !
Le taro, où l'histoire d'un inoffensif légume devenu une menace
Le taro, c’est d’abord une histoire de vie. Pendant des siècles, il a nourri des familles entières, cultivé dans les tarodières, ces parcelles inondées qui forment des mosaïques aquatiques au cœur des paysages tropicaux.
Ses tubercules, riches en amidon, sont bouillis ou grillés, tandis que ses jeunes pousses, une fois cuites, deviennent un mets savoureux et nourrissant.
Mais ce géant vert n’a rien d’un simple invité décoratif. Ses feuilles peuvent mesurer jusqu’à 80 centimètres de longueur, portées par des tiges d’un mètre de haut. Une présence imposante, presque sculpturale. Pourtant, cette élégance cache un caractère bien trempé : une capacité d’adaptation hors norme, qui fait de lui un conquérant silencieux. Car là où il s’installe, il ne laisse que peu de place aux autres.
Le choc andalou et les Landes : un phénomène qui s’étend
C’est en 2008 que les premiers soupçons ont émergé en Espagne. Dans la province de Séville, des botanistes remarquent un massif de taro installé au bord d’un petit cours d’eau. Depuis, quatre nouveaux sites ont été identifiés, dont deux à Cadix. À chaque fois, la même scène : des berges colonisées, un tapis végétal dense qui transforme les rivières en jungles improvisées.
Mais l’alerte ne s’arrête pas à la péninsule Ibérique. Depuis 2012, c’est en Nouvelle-Aquitaine, et plus précisément sur le littoral landais et basque, que le taro s’est invité. Le long des « courants », ces petits fleuves côtiers, et sur les rives des étangs arrière-littoraux, la plante forme désormais des massifs impressionnants. Ils s’étirent sur plusieurs dizaines de mètres, au point de devenir des paysages à part entière.
Les habitants des Landes la connaissent peut-être sans le savoir : de grandes feuilles vert foncé aux reflets violacés, des tiges pourprées qui contrastent avec la végétation locale. Le taro est ici parfaitement naturalisé, jusqu’à produire des inflorescences, signe qu’il n’est plus un simple passager.
Un clone adapté au climat atlantique
Dans les zones humides des Landes et des Pyrénées-Atlantiques, le taro est bien plus qu’un ornement exotique. Il s’y est installé comme chez lui, trouvant dans ces milieux inondés un refuge parfait pour ses rhizomes puissants.
Ses populations locales, reconnaissables à leurs pétioles violacés et à leur limbe glauque, laissent penser qu’il pourrait s’agir d’un clone particulier, proche de variétés horticoles prisées comme ‘Fontanesii’ ou ‘Black Stem’.
Ce taro du Sud-Ouest prospère même là où le climat est plus rude. Les gelées occasionnelles ne sont qu’une pause hivernale : la plante repart de ses racines dès le printemps revenu. Une ténacité qui inquiète les naturalistes.
Des impacts à surveiller
Si le taro se plaît tant sur le littoral landais, c’est aussi parce qu’il trouve dans ces zones un habitat amphibie parfait. Des zones qui accueillent pourtant des espèces rares et sensibles, comme l’hibiscus des marais (Hibiscus palustris), déjà fragilisé par les transformations des milieux naturels. La cohabitation est loin d’être anodine.
Les botanistes de la région le savent : un simple légume peut bouleverser des équilibres subtils.
Car le taro, avec ses massifs épais, modifie la lumière, la température et la dynamique de l’eau.
Il change la donne pour les plantes locales, mais aussi pour les insectes, les poissons, les oiseaux.
Une menace diffuse, un signal d’alerte
Le cas du taro sur la côte atlantique française rappelle qu’aucune région n’est épargnée.
De la Méditerranée, où une station est signalée dans le Var depuis 2003, jusqu’aux Landes, cette plante démontre qu’elle n’est plus cantonnée à son rôle d’aliment ou d’ornement.
Face à ces constats, les gestionnaires des zones humides savent qu’il faut agir. Surveiller les sites colonisés, contrôler la propagation, limiter l’extension des massifs.
Car le taro, malgré son apparence docile, incarne à lui seul la capacité d’adaptation des espèces exotiques. Et cette histoire, loin d’être anecdotique, préfigure peut-être d’autres conquêtes végétales à venir. »